Papillon magnifique de la bohème jet-set des sixties, la muse d’Yves Saint Laurent, disparue en 1971, inspire une collection croisière signée Rosetta Getty.
Par Delphine Valloire
Elle avait le nom d’une étoile, l’étoile Talitha, dessinant la griffe de la Grande Ourse, semblable à l’empreinte que cette icône laisse, quarante-cinq ans après sa mort, sur le monde de la mode. C’est un singulier mélange de magnétisme, de légende jet-set et d’allure qui fait perdurer le mythe Talitha Getty. En 1984, Yves Saint Laurent, dont elle était l’une des muses, se souvenait d’une apparition quasi surnaturelle immortalisée en janvier 1969 par le photographe Patrick Lichfield: “Talitha et Paul Getty, allongés sur une terrasse illuminée par les étoiles à Marrakech, heureux et damnés, et toute une génération assemblée là comme pour l’éternité, ce moment où le rideau du passé semblait se soulever devant un extraordinaire avenir.”
GIRL OF 1965
L’icône est née Talitha Dina Pol en pleine tourmente, de parents hollandais, à Java en octobre 1940. Elle passe son enfance dans un camp japonais avec sa mère, Arnoldine Adriana Mees, tandis que son père, le peintre Willem Jilts Pol, est interné dans un autre camp. Après guerre, ses parents se séparent et elle reste avec sa mère, qui meurt alors que Talitha n’a que 8 ans. La petite rejoint alors son père à Londres, où il vit avec sa nouvelle épouse Poppet, fille du peintre bohème Augustus John. À 20 ans, Talitha choisit la voie du cinéma et étudie à la Royal Academy of Dramatic Art. Elle joue dans quelques séries Z mais son rôle le plus marquant sera une apparition dans le cultissime Barbarella (1968), avec Jane Fonda, où elle fume lascivement la pipe, moulée dans un maillot mordoré de Paco Rabanne. Dotée d’une plastique éblouissante, Talitha Pol envoûte de nombreux admirateurs. Cette brune aux yeux sombres ourlés de khôl, à la fois drôle et excentrique, oscille entre styles mods et hippie au gré de ses humeurs. Le swinging London se pâme: elle reçoit des fleurs des lords et le titre de “Girl of 1965” par le magazine Tatler.
Cette année-là, elle rencontre à une fête Rudolf Noureev. Mêmes pommettes hautes, même charme félin, le danseur étoile du Royal Ballet voit en elle un double féminin et, comme Narcisse hypnotisé par son reflet, il en tombe presque amoureux au point de caresser “l’étrange idée de l’épouser”, selon sa biographe Julie Kavanagh. Alors qu’un soir il lui fait faux bond à un dîner, leur hôte, le tristement célèbre Claus von Bülow, place à côté de la belle le fils de “l’homme le plus riche du monde”, John Paul Getty Jr., qui, comme il se doit, ravit le cœur de la dame. Un parfait conte de fées. Un an plus tard, ils se marient devant treize personnes à la mairie de Rome, au grand dam de Getty senior. Sur toutes les photos qui montrent ce couple étonnant, ils affichent un sourire solaire et contagieux. Pierre Bergé se souvient du charisme extraordinaire de Talitha : “Vous savez, elle avait tout pour séduire des gens un peu marginaux, ce qu’étaient Yves Saint Laurent et Noureev, des marginaux de grand talent qui s’ennuyaient plutôt dans la vie réelle et qui aimaient les personnages excentriques, l’inhabituel.” le palais de la joie Les Getty passent leur lune de miel à Marrakech, où ils rencontrent Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, qui raconte : “Ils étaient venus là en 1966 pour leur voyage de noces et cherchaient une propriété. Leur choix s’est porté sur une grande maison du quartier Sidi Mimoun, le palais de la Zahia. Ils voyageaient alors avec leur ami décorateur Bill Willis qui, lui, est resté à Marrakech jusqu’à sa mort, en 2009. C’est Willis qui a décoré leur palais. On les a connus tout de suite et on est devenus très amis.” Une photo les montre insouciants, Talitha en marinière, tenant la main de Pierre Bergé et regardant tendrement Yves Saint Laurent. D’autres images la montrent avec son mari devant les mosaïques sublimes de leur nouvelle maison, affichant un bonheur nonchalant, des innocents richissimes avec le monde à leurs pieds. Pierre Bergé explique à propos de ce couple étrangement assorti: “Il y avait ce côté fitzgeraldien chez les deux, chez lui et chez elle. Il était à la fois discret et solitaire, un peu renfermé, enfin ce n’était pas du tout le même personnage. Et c’est pour ça qu’ils s’étaient trouvés probablement.”
Ce palais du XVIIIe siècle se réveille lui aussi sous l’impulsion de Talitha, d’abord magnifié puis secoué de bacchanales fastueuses et scandaleuses : on le surnomme the Pleasure Palace. Le palais de la Zahia sert de jardin des délices pour cette dolce vita marocaine où une centaine d’artistes et de jet-setteurs s’adonnent à des agapes sous psychotropes. Brian Jones, Anita Pallenberg et Mick Jagger y ajoutent l’essentielle touche rock’n’roll. Les dangers des drogues psychédéliques ou de l’héroïne sont encore méconnus, même si les têtes commencent à tomber, et Talitah Getty, en fille de son temps, expérimente à tout va. Dans ses Carnets de Tanger, 1962‐1979, John Hopkins se souvient de leurs fameuses fêtes des “1001 Nuits”: “Je ne sais pas ce qu’ils mettaient dans le majoun là-bas. La nuit dernière, Paul et Talitha Getty ont organisé une fête de nouvel an dans leur palais de la médina. Ira, Joe et moi nous y sommes allés pour rencontrer les Beatles. John Lennon et Paul McCartney étaient là, allongés sur le dos. Ils ne pouvaient pas se lever, encore moins parler. Je n’avais jamais vu autant de gens hors de contrôle.” Dans le magazine W en 2001, Diane von Furstenberg décrit plus poétiquement les dérives de Talitha : “Une créature très brillante qui voulait danser sous les étoiles, et qui a dansé trop vite.”
L’OMBRE AU TABLEAU
Les photographies de l’époque montrent ce beau feu follet vêtu de petites robes graphiques façon Courrèges, parfois en couture (Yves Saint Laurent ou Ossie Clark), souvent dans ses fameux caftans brodés du Moyen‐Orient devenus sa signature, toujours avec beaucoup de bijoux ethniques ouvragés. Faisant le pont entre l’insouciance hippie et un monde très jet-set, son style ouvre une brèche. Se souvenant de sa rencontre avec elle, Yves Saint Laurent dira: “Ma vision a complètement changé.” Pierre Bergé explique: “Je comprends très bien ce qu’il veut dire parce que dans le monde dans lequel évoluait Yves Saint Laurent, les femmes du monde n’avaient pas la liberté qu’avait Talitha Getty. Elle a apporté une espèce de souffle comme ça, une tornade avec elle en épousant Paul Getty Jr., elle a emmené dans cette famille et dans ce monde-là une grande nouveauté. Elle était une femme très belle qui n’avait pas la moindre idée de s’habiller dans une maison de couture bien qu’elle en ait largement les moyens mais qui s’habillait comme ça, un peu hippie. Elle était très touchante, elle était jolie, oui elle était tout ça. Mais c’était surtout un personnage complètement libre et ça, c’est très important.” Les rédactrices de mode repèrent aussi Talitha, Diana Vreeland l’adore et commande une série sur elle dans un Marrakech fantasmé envahi d’acrobates, de danseurs et de magiciens. Les Getty quittent parfois Marrakech pour aller dans leur appartement de Rome ; ils partent aussi en voyage, à Bali – un retour aux racines pour Talitha –, en Thaïlande ou en croisière en Méditerranée sur leur yacht, où la jeune femme apparaît évanescente, vêtue de voiles et d’un bikini évoquant Ursula Andress dans James Bond 007 contre Dr No. En 1968, ils reviennent à Rome et Talitha y accouche de son fils, qu’elle baptise des prénoms follement flower power de Tara Gabriel Galaxy Gramophone Getty.
On la voit alors se balader dans les rues comme dans des manifestations d’extrême gauche, très peace and love, son enfant porté en bandeau dans le dos. La vraie ombre au tableau: la drogue, dont le couple n’arrive pas à décrocher. Les fêtes deviennent de plus en plus barrées, comme celle qu’elle donne pour Noël à Rome dans une porcherie. Dans son autobiographie, Keith Richards se souvient que John Paul et Talitha Getty “avaient le meilleur opium, le plus raffiné”. L’aristocrate français Jean de Breteuil, qui est le dealer d’héroïne de Brian Jones, de Jim Morrison et de Janis Joplin, gravite dans leur orbite comme un oiseau de malheur. Marianne Faithfull dit de cet ancien amant dans une de ses autobiographies : “Il y eut bien des suicides et des overdoses dans sa foulée. Même moi, je comprenais qu’il était bad news.” À la fin des sixties, on commence à comprendre que les drogues n’ouvrent pas que les portes de la perception mais aussi celle de l’au-delà; en 1968, Brian Epstein, le manager des Beatles, meurt, le premier d’une longue liste. La pression devient trop forte et les Getty se séparent.
“LA DOULEUR NE S’ÉVAPORE PAS”
Pendant quelques mois, Talitha vit avec son fils dans une maison sur les bords de la Tamise, à Chelsea. Dans une ultime tentative de réconciliation, elle revient voir son mari dans leur appartement du Palazzo Muti Bussi près du Capitole, à Rome, en juillet 1971. Quelques jours après son retour, John Paul, en se réveillant à ses côtés, la trouve inconsciente ; une ambulance est appelée d’urgence mais Talitha est déclarée morte à la clinique, le mercredi 14 juillet 1971, des suites d’une overdose d’héroïne, comme Jim Morrison à Paris quatre jours auparavant. Elle avait 30 ans. John Paul Getty Jr., sous le choc, part à Londres pour éviter l’enquête puis reste enfermé des années chez lui, brisé. Cet hédonisme à tous crins des sixties lui a coûté sa vie et sa femme. Et le mauvais sort n’en a pas fini avec lui…
Son père, magnat du pétrole follement riche mais vraiment pingre, déshérite ses descendants à tour de bras, et le mari de Talitha ne fait pas exception à la règle. En 1973, quand John Paul III, le fils aîné de John Paul Jr. issu d’un premier mariage, est enlevé par la mafia calabraise, il faut attendre cinq mois et l’arrivée de son oreille coupée par la poste pour que le grand‐père acariâtre consente à prêter l’argent de la rançon. John Paul III, jeune prince hippie, sombre lui aussi dans la drogue et, en 1981, fait une overdose de méthadone, valium et alcool qui le laisse à 26 ans paraplégique et presque aveugle, jusqu’à sa mort en 2011. Sa sœur Aileen Getty, mariée avec Christopher Wilding, le fils d’Elizabeth Taylor, contracte le VIH et devient accro à la cocaïne et à l’héroïne jusqu’en 2004, avant de se sevrer complètement et de fonder Gettlove Organization, qui vient en aide aux SDF de Los Angeles. Malgré les tragédies qui frappent sa famille, John Paul Jr., surnommé “l’Ermite millionnaire”, arrive à décrocher des drogues et de l’alcool. Sa passion pour le cricket et pour les livres le sort peu à peu de la dépression. En 1985, il hérite de trois cents millions de livres sterling et fait une donation de cinquante millions à la National Gallery. Sa fondation aide ce qu’il appelle des “causes peu populaires” : drogués, femmes battues, SDF et réfugiés. En 1998, cet anglophile conservateur prend la nationalité britannique et devient une sorte de personnage de P. G. Wodehouse un peu excentrique. Il achète un yacht sublime qu’il rebaptise MY Talitha G. ; le deuil de sa femme semble ne pas avoir de fin. Avant de mourir, en 2003, il explique mélancoliquement à un journaliste du Sunday Times que “la douleur ne s’évapore pas”. Leur fils Tara, lui, ne semble pas avoir hérité de la funeste “malédiction Getty” et mène aujourd’hui une vie équilibrée auprès de son épouse Jessica dans leur immense ranch, le Phinda Private Game Reserve, en Afrique du Sud, un des plus beaux lodges du monde. Ce géant au physique de Viking, amateur de super‐yachts, milite pour l’écotourisme et finance un grand nombre d’œuvres caritatives en Afrique. Il dit peu se souvenir de sa mère, disparue alors qu’il n’avait que 2 ans. Mais il a baptisé sa fille, née en août 2008, du nom de l’astre qui lui a donné la vie : Talitha.
À lire: “Yves Saint Laurent, une passion marocaine”, de Pierre Bergé (La Martinière, 2010). www.gettlove.org — www.phinda.com
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