Fille d’ethnologue, Isabelle Roumeguère a grandi en Afrique. Après un livre publié en 2012, elle travaille sur l’écriture d’un documentaire racontant son adolescence au Kenya.
Par Julia Macarez
L’Afrique, Jacqueline Roumeguère-Eberhardt (1927-2006), la mère d’Isabelle, la portait en elle, en venant au monde, en Afrique du Sud. Elle parle très vite quatre langues du continent et exécute les danses païennes. Puis vient l’initiation, à l’âge de 15 ans, chez les Shona d’Afrique du Sud. Un rituel qui lui vaudra d’être admise dans les loges d’initiation de grands maîtres. “C’est ainsi que ma mère a pu avancer dans ses recherches”, explique Isabelle. Avec caractère, un enthousiasme inébranlable et surtout “la curiosité de l’autre”, Jacqueline adopte une démarche atypique dans le travail, qui l’amène à la découverte des Massaïs du Kenya, un jour de l’année 1966. Son mari, alors professeur de littérature française à l’université de Nairobi, est invité par l’un de ses élèves à une cérémonie très rare. Ne pouvant s’y rendre, il envoie Jacqueline, entourée de ses enfants. La petite Isabelle a quatre ans lorsque Jacqueline rencontre Oka, “le guerrier taciturne”. Elle est subjuguée. “Ce peuple, pour ma mère, a été la société à l’envers. Elle n’avait jamais rien vu de pareil : des hommes et des femmes sans aucune déférence les uns par rapport aux autres, où tout l’art se résume sur le corps à des parures et du maquillage, où la seule musique est la voix.” Son ordre de mission en poche, elle est adoptée par les Massaïs et acceptée dans le cercle des guerriers. Elle peut désormais approfondir son étude, Oka à ses côtés.
Enfant, Isabelle est élevée chez les Massaïs, jusqu’au baccalauréat. Elle évolue dans ce monde, entre magie et épreuves de vie. Car, dans cette société, le contrôle de soi est fondamental. Ne pas pleurer lorsqu’on lui arrache les dents de lait à coups de manche de couteau, ne pas avoir peur lorsqu’un rhinocéros surgit au milieu de la route, surmonter les razzias, les maladies, les souffrances. Retenir ses larmes, et même les dépasser : une éducation dont elle a été imprégnée. Mais ces années riment aussi avec liberté, fêtes, danses et rythmes. Isabelle se souvient de l’eunoto, cérémonie marquant la fin de la vie de guerrier avant le mariage. Émerveillée face à ces événements traditionnels, elle écrit* : “Pour ma part, je suis dans l’état d’excitation propre à n’importe quelle petite fille participant à une grande fête durant plusieurs jours.”
Pendant ce temps, Jacqueline poursuit ses recherches, tiraillée entre les explorations et ses enfants, dont le père est resté en France ; Isabelle en souffre. “C’était lui l’Occidental de la famille, et il n’a pas supporté plus d’un an cette vie massaï. Il est rentré à Paris pour travailler avec Salvador Dalí.” Jacqueline s’attache alors à Oka, qui endosse petit à petit le rôle paternel. “Notre père étant absent, il nous a élevés comme ses premiers enfants et a pris des décisions importantes pour nous.”
L’Occident, l’Afrique. Une double culture que Jacqueline s’est toujours appliquée à transmettre à ses enfants. Isabelle rentre en Europe après son baccalauréat. “Il est arrivé un moment, explique-t-elle, où j’ai dû me poser un instant, pour réaliser que ma vie était en Europe, et non pas chez les Massaïs, comme ma mère.”
“Chacun suit son destin.” Tels étaient les mots de la grand-mère d’Isabelle, mère de Jacqueline, lorsque celle-ci était enfant. Et c’est bien une voie singulière qu’a suivie l’ethnologue, décédée le 29 mars 2006 au Kenya, où elle est enterrée. Oka est toujours vivant. “Il est déjà venu en France, raconte Isabelle, mais a décidé de rester traditionnel et polygame.” Il finit ses jours auprès de Jacqueline.
* Isabelle Roumeguère, À l’ombre des hommes-lions, Flammarion, 2012.
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