Capturer la rue
Orchestrée sur l’ensemble de l’espace du rez-de-chaussée de la Fondation Cartier, l’exposition des images de Daido Moriyama dévoile un volet peu montré de l’observateur de la rue qu’est le photographe japonais : un univers tout de couleur, ou un seul pas en avant suffirait presque au visiteur pour entrer dans la scène. L’Officiel Art a rencontré Hervé Chandès, directeur général de la Fondation Cartier et commissaire associé de l’exposition.
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’Officiel Art : Vous avez organisé une première exposition de Moriyama en 2003, pourquoi renouveler la démarche aujourd’hui et comment décririez-vous la pratique de la couleur – initiée au début des années 2000 – de ce photographe, fortement associé au noir et blanc, qu’il décrit comme “moyen d’expression de [son] monde intérieur ”, quand la couleur “exprime ce [qu’il] rencontre, sans aucun filtre” ?
Hervé Chandès : Daido Moriyama n’est pas le premier artiste que l’on réinvite. C’est important à préciser, car je ne suis pas certain que l’on soit très nombreux à adopter cette démarche. Exposer un artiste est une bonne raison pour l’exposer à nouveau et développer quelque chose ensemble et construire de façon plus approfondie. C’est l’esprit de suite ou la suite dans les idées. Nous avons procédé ainsi avec William Eggleston, mais aussi Ron Mueck, Raymond Depardon. Ce n’est pas un tabou. J’insiste sur le fait que nous sommes peu à nous autoriser cette démarche et à souhaiter creuser le sillon avec un artiste.
C’est très important, et cela constitue, me semble-t-il, un de nos signes particuliers. La première exposition était essentiellement consacrée au noir et blanc, mais une salle était dédiée à son chef-d’œuvre polaroid en couleur, Color It : reconstitution de son studio de l’époque avec un collage de 1 500 polaroids, et qui, aujourd’hui, a rejoint la collection de la Fondation Cartier.
Moriyama est, certes, un maître du noir et blanc, mais la couleur est très tôt présente dans son œuvre, de façon momentanée et un peu secrète, il est vrai. Depuis l’exposition de 2003 nous ne nous sommes jamais perdus de vue, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le revoir à Tokyo. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, il est une immense figure de la photographie, j’ai un attachement tout particulier pour son œuvre. Les photographies couleur que nous exposons aujourd’hui n’ont jamais été montrées, c’est un premier argument. Le second est que depuis 2003, en dehors d’une exposition à la Galerie Polka, et à la Tate Modern avec William Klein, Daido Moriyama avait disparu de la scène européenne. Or, il est très prolifique, et, comme tous les photographes japonais, son travail circule via le livre plutôt que par le biais de l’exposition. Lui a publié plus de 200 ouvrages ! C’est moins qu’Araki, mais c’est le passage obligé : le lieu de la photographie au Japon c’est le livre.
Contrairement à son noir et blanc, sa couleur exprime la réalité de manière frontale, le visiteur est presque partie prenante de la scène.
La couleur dicte une approche moins mentale, moins cérébrale. C’est aussi pour cette raison qu’il m’a semblé important d’avoir également une présence du noir et blanc dans l’exposition, afin que le spectateur puisse procéder à des aller-retour visuels, et ressentir les univers que renferment le noir et blanc et la couleur. Visuellement, mentalement, le cerveau se met en position couleur ou en position noir et blanc. Nous sommes heureux de constater que l’exposition rencontre un grand succès, et ce qui est intéressant, est que Moriyama, comme d’autres, ne passent pas forcément par l’exposition pour acquérir l’intérêt et le respect du public. L’œuvre circule autrement. Dans son cas, c’est la culture pop, la culture rock… Ce ne sont pas les musées qui ont fait Daido Moriyama, ce sont ses acheteurs de livres, c’est le public. Tout comme Moebius ou Patti Smith. Cela indique quelque chose, Moriyama est un gars de la rue. Nous avons, par exemple, reproduit à l’ouverture de l’exposition, sa performance Printing Show. C’est une idée underground qu’il a eu il y a quelques années. Le principe est simple : chacun peut être l’éditeur d’un livre de Daido Moriyama. Dans une salle est proposée une soixantaine de photos, parmi lesquelles le visiteur en choisit quarante, et les agence dans l’ordre qui lui plaît, deux choix de couvertures, un système de reliure, le livre est prêt pour être signé par Moriyama. Lors de la cette performance, il a passé la journée entière avec le public qui composait son exemplaire unique de Daido Moriyama, signé, numéroté. Il aime ce contact avec les gens, avec le livre.
Il ne sacralise pas le livre, il donne son matériau au public.
C’est comme ses images, elles ne sont jamais numérotées. Pour acquérir une photo de Moriyama, il faut aller à la galerie, qui vous fournira un tirage signé, mais jamais numéroté. C’est dans le flux.
Il a une démarche très spontanée. C’est en prise avec son approche de la rue, du monde. D’un point de vue technique, comment fonctionne-t-il ?
Le jour de la conférence de presse, il a dit une chose magnifique en réponse à une question sur sa pratique de la photographie : “la première chose que je fais le matin en franchissant le seuil de ma maison, c’est de faire des photographies”. Sa journée commence dans une pratique photographique. Certains font du sport le matin, lui il fait de la photo. Tout est dit. C’est organique.
Dans cette mise en scène, cette scénographie particulière, comment avez-vous travaillé avec lui ?
Le choix des photos a été réalisé par Alexis Fabry à partir d’un ensemble que Moriyama m’avait envoyé. Ensuite, il a fait le montage et l’on s’était mis d’accord avec lui – ce qui, en général, nécessite pas plus de deux minutes, autre trait fantastique du personnage – ainsi, lorsque je lui ai suggéré l’idée du diaporama, “oui, on passe à la suite ”, m’a-t-il répondu. Il le dit lui-même : il aime décider vite, sur le champ. Patti Smith procède de la même manière. Il y a une tonicité, une énergie, il y a un plaisir de la question aussi. Il y a un plaisir de répondre à la question, et puis de passer à la suite. Et d’avancer, toujours avancer… Pour la scénographie, nous avons proposé à Moriyama le principe de panneaux d’affichage urbains mis au point par le bureau de Giovanna Comana. Pour le diaporama, Moriyama s’est montré également enthousiaste, il a souhaité choisir un de ses livres récents en noir et blanc et présenter l’ensemble du contenu, en mettant au point le séquençage. Il a également adhéré au principe d’accompagner ce diaporama d’une bande-son. C’est aussi l’intérêt de composer une deuxième exposition, je peux m’adresser à lui de façon moins intimidé, plus spontané. On converse.
Ce travail de commande de diaporama est une des spécificités de l’exposition, est-ce caractéristique de votre établissement ?
Le diaporama et le montage de la bande-son sont des commandes. Depuis 32 ans, l’idée de passer commande dans le cadre de chaque exposition est un principe crucial et l’une des missions de la Fondation Cartier.
Robert Frank et William Klein présentent des parentés formelles avec Daido Moriyama, s’inscrit-il dans leur filiation ?
Ils l’intéressent, notamment par leur traitement d’une forme de vérité, mais il ne revendique pas leur filiation, dans la mesure où, peu ou prou, ils sont de la même génération. A 78 ans, Moriyama est sur le terrain de la photographie, avec une vision claire de ce qu’il a voulu faire. Depuis le début des années 1960. Il est à l’origine d’un certain langage photographique avec le groupe Provoke, c’est à cela qu’il est lié, et à beaucoup de photographes japonais de sa génération.
Dès ses débuts au Japon, sa démarche est très novatrice dans sa façon de saisir la réalité. Cette notion de réalité qui est pour lui essentielle…
Effectivement, il apporte un lyrisme et une dimension mentale, presque spectrale. Et puis, c’est quelqu’un qui photographie tout. Dans ses images, en noir et blanc ou couleur, il voit tout, il révèle tout. Si l’on regarde attentivement le diaporama c’est fascinant. Qu’il photographie un visage, une lumière sur le macadam, des mouchoirs en papier qui sortent de leur boîte… Tout le monde réel trouve grâce à ses yeux. Il développe une poétique qu’il n’y a chez nul autre. Son apport à l’histoire de la photographie, notamment japonaise, est très important. Apport sensible, poétique, formel. Comme il le dit lui-même: “je photographie comme un animal, je me déplace comme un animal”. Il a un rapport nouveau à la ville, dans toutes ses images. Chacune d’elles déploie une dramaturgie. Il n’y a pas de baroque, au sens théâtral du terme, mais une réelle dramaturgie. Une sorte de gravité. Je me souviens de la première fois où j’ai découvert l’œuvre de Moriyama, c’était dans une librairie à Tokyo. Par hasard. Sur une pile de livres se trouvait un de ses ouvrages, je l’ai ouvert, cela a été un choc ! Un véritable choc émotionnel. Une manière de voir et d’envisager un monde tellement beau, et en même temps tellement mystérieux. C’est cela le monde réel. Moriyama écrit depuis longtemps, il a une profonde relation à l’écriture. Il est un héros dans le sens où il sest un solitaire : il n’appartient à aucune école.
À VOIR
“Daido Moriyama, Daido Tokyo”, jusqu’au 6 juin, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, boulevard Raspail, Paris 14, T. 01 42 18 56 50, http://fondation.cartier.com/
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