À l’ère des selfies et d’Instagram, les amateurs exigeants préfèrent commander un portrait à leur artiste contemporain favori. Une façon de sublimer son image, où l’interprétation esthétique dépasse l’élan narcissique.
Par Sophie Rosemont
Dans l’Antiquité, les habitants de la région égyptienne du Fayoum plaçaient un portrait des décédés au-dessus du visage des momies, réalisé alors que les sujets étaient au faîte de leur e beauté. Jusqu’au milieu du xix siècle, la pein- ture de commande a été monnaie courante dans le monde de l’art, ce dont témoignent les œuvres mémorables d’Élisabeth Vigée-Lebrun ou d’Ingres. Ce dernier osait, selon le galeriste Sébastien Janssen, cofondateur de la galerie Sorry We’re Closed à Bruxelles, “rendre un homme ressemblant à son modèle, contrairement aux portraits de cour qui n’étaient absolument pas réalistes…” Hors de question de dénoncer l’acné, les rides, les embonpoints ou les traits disgracieux. Cependant, grâce à ces peintres dits de cour, on peut aujourd’hui savoir à quoi ressemblaient les souverains de jadis, et pas seulement : “De sa jeunesse à la fin de sa vie, les portraits de Philippe IV ont aussi témoigné des progrès de Vélasquez”, souligne le peintre Thomas Lévy-Lasne. En obéissant à autant de commandes, les célèbres portraitistes John Sargent, Paul César Helleu ou encore Léon Bonnat sont devenus des chroniqueurs de la mondanité d’alors, comme Nadar avec la photographie. À l’instar de Kees Van Dongen, quelques-uns y ont trouvé richesse et reconnaissance. D’ailleurs, les plus grands, tels Magritte et Dalí, n’ont pas hésité à répondre à des commandes, ignorant la pratique bourgeoise qu’elles pouvaient représenter.
Aujourd’hui, qui se fait peindre, et par qui? “Il y a une différence entre les vrais portraitistes, très répandus en Angleterre, et des artistes contemporains qui réalisent des portraits de commande”, précise Sébastien Janssen. Les premiers effectuent des portraits fidèles, sans parti pris esthétique. Les seconds sont des valeurs sûres de l’art contemporain: Francesco Clemente, Gérard Garouste, Julian Schnabel, Yan Pei-Ming, Daniel Heid- kamp, Anh Duong ou encore Jansson Stegner, artiste représenté par Sorry We’re Closed. Ce dernier a réalisé un portrait de la galeriste Stéphanie Janssen. D’une hauteur de 1,85 m, la toile a demandé six mois de patience. Contrairement aux pratiques des siècles précédents, le peintre travaille aujourd’hui sur une base photographique, économisant de longues heures de pose. Puis le tableau est peint pendant plusieurs mois. Ce qui explique le tarif pratiqué par Stegner : entre 25 000 € et 50 000 € selon la taille – encore loin des prix demandés par un Schnabel ou un Hockney. cultiver le Second degré Il faut donc être sûr de soi, des deux côtés. Outre le fait qu’il ne pourra pas le revendre, ou moins cher que les prix du marché, le sujet “doit être très à l’aise avec son image pour avoir un portrait de lui chez lui”, souligne Sébastien Janssen. Ne pas hésiter à cultiver le second degré, comme l’a pratiqué Helena Rubinstein en posant devant l’ensemble des portraits faits d’elle au fil des années. De son côté, l’artiste doit lui aussi assumer son œuvre, quitte à essuyer les critiques, comme Yan Pei-Ming, pour avoir fait les portraits de princes du Qatar, ou Andy Warhol qui, fidèle à l’esprit du pop art, avait tiré le portrait des PDG de grandes entreprises allemandes…
Stéphanie Busuttil-Janssen et le collectionneur Jean-Charles Ullens par Jansson Stegner. Des anonymes éprouvent aussi le désir de faire immortaliser leur image. Pour des raisons financières, ils appartiennent bien sûr à une certaine catégorie sociale. Mais avant tout, “ce sont souvent des amateurs d’art, voire des collectionneurs”, confirme Janssen. “Ils croient en l’art, en son pouvoir de transmission.” Tels les aristocrates qui jadis pouvaient expliquer à leurs enfants les exploits de leurs aïeuls devant un tableau exposé dans les cou- loirs de leur château, perpétuant ainsi l’histoire de la famille. Contrairement au cliché photographique, condamné à s’effacer un jour ou l’autre, la peinture est pérenne. Enfin, le portait de commande permet d’appréhender l’image de soi avec une distance, une intimité et une réflexion devenues impossible avec les appareils photo numériques et les applications de type Instagram. “Lors de la pose, explique Thomas Lévy-Lasne, je ne veux pas que mes modèles sourient en pensant à leur meilleur profil, il faut qu’ils soient eux-mêmes pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que j’obtienne un moment de relâchement total. J’ai aussi besoin de passer du temps avec la personne, car il faut également rendre une espèce de présence.” L’empathie doit faire partie du jeu… sans pour autant tomber dans l’échange psychothérapeutique. Car,tels les Égyptiens d’antan ou les rois du xviie siècle,on veille à laisser notre plus belle image après notre disparition : “Dans le portrait, il y a quelque chose de très fort lié à la mort, à la peur du temps qui passe”, confirme Thomas Lévy-Lasne.
Une œuvre d’art avant tout
L’artiste ne s’efface pas devant la volonté du client. Au contraire, il lui est demandé de rester fidèle à sa vision, pour mieux encore traduire l’identité de son modèle. Certains portraits de com- mande sont ainsi devenus des références en matière picturale, comme celui de Gertrude Stein par Picasso qui, selon Sébastien Janssen, “a changé l’histoire du portrait”. En effet, poursuit-il, “les portraits de commande intéressants sont très précisément ceux où l’artiste préserve son univers, sa mise en scène, sa com- position. Un portrait de Clemente reste un Clemente, commandé ou non. En témoignent celui de Maria-Theresia von Thurn und Taxis : des grands yeux, une tête un peu surdimensionnée…” Ainsi, le portrait de commande se doit avant tout de rester œuvre d’art. En peignant Stéphanie Janssen, Stegner reste fidèle à son style et la représente comme les amazones qui lui sont chères : pleine de puissance et jambes interminables. “Si, à l’origine, l’argent est mêlé aux discussions, confie Lévy-Lasne, la commande peut apporter un intérêt auquel on ne se serait pas attendu.” Celui, par exemple, de découvrir ce qu’est le monde à travers le visage de l’altérité ?
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