Réservés hier encore à un cercle de spécialistes, jamais les films, expositions et ouvrages consacrés à la mode n’auront été aussi populaires. Enquête sur un nouvel Eldorado aussi couru qu’inattendu.
Par Patrick Cabasset
![Mode-Emoi](http://lofficielmode.com/wp-content/uploads/2015/06/Mode-Emoi.jpg)
L’émotion est palpable. Quelques larmes coulent aux coins des yeux. L’observateur posté à la sortie de ce film pourrait parfaitement imaginer que ses spectateurs viennent d’assister à la projection d’Autant en emporte le vent ou de quelque mélo flamboyant hollywoodien digne de Douglas Sirk. Il n’en est rien. C’est même un simple documentaire, qualifié “de mode”, qui vient d’être projeté à guichet fermé au British Film Institute dans le cadre du London LGBT Film Festival en mars dernier. Signé Frédéric Tcheng, Dior and I (Dior et moi) est redoutablement efficace. Le cinéaste y fixe les débuts de Raf Simons chez Christian Dior à l’occasion de sa première collection de haute couture en juillet 2012. Les coulisses de Dior deviennent ainsi le décor idéal d’une exploration aux sources du talent et de la créativité. Superposant des images d’archives inédites de Monsieur Dior et la prise de contact du nouveau directeur artistique maison avec les équipes en place, le film évoque les doutes des deux créatifs, leurs interrogations sur le bien-fondé de leurs choix permanents, leurs coups de gueule parfois et leur timidité quasi maladive en commun. On peut rire de ces attitudes qui s’imposent presque en miroir à travers le temps, elles n’en révèlent pas moins un engagement rare au service d’un métier supposé futile, jusqu’à récemment.
Docu fashion
Le film Dior et moi n’est pas une exception. Le nombre de documentaires de mode qui quittent le registre de la télévision – passé 22 heures – pour être proposés à un large public sur grands écrans ne cesse d’augmenter. Pour le plus grand bonheur de leurs réalisateurs qui, à partir de sujets pointus et avec des budgets rarement hollywoodiens, se retrouvent soudain à la tête de véritables blockbusters. Sorti en 2008, le très amusant Valentino : The Last Emperor dirigé par Matt Tyrnauer (auquel Frédéric Tcheng collaborait également) autour de la carrière du couturier et de sa relation personnelle autant que professionnelle avec Giancarlo Giammetti, affichait ainsi un gain de 1,7 million de dollars au box-office en 2009. En 2011, le film Diana Vreeland : The Eye Has to Travel dirigé par la petite-fille de la journaliste, Lisa Immordino Vreeland – assistée ici aussi de Frédéric Tcheng – et résumant en 86 minutes la vie extravagante de cette ex-rédactrice en chef de magazine, devenue consultante du Metropolitan Museum of Art de New York, comptabilisait un million de dollars au box-office. Mais de The September Issue de R. J. Cutler en 2009, à Mademoiselle C de Fabien Constant sur Carine Roitfeld en 2013, si les documentaires de mode qui sortent en salles n’ont pas tous le même succès, le simple fait de les y trouver dénote d’un intérêt inédit. D’autant que s’ajoutent à ceux-ci les recherches autour de la mode produites par le petit écran et également diffusés en vidéos. Ainsi, si l’on ne se lasse pas des truculentes productions Le Jour d’avant de Loïc Prigent pour Arte, ni de son Habillé pour… avec Mademoiselle Agnès sur Canal+, on a découvert avec bonheur en 2013 la série en trois volets Fashion ! d’Olivier Niklaus toujours pour Arte, et les Chroniques d’une décennie de mode de Véronique Legendre en 2014 sur Stylia. Des docs composés de solides montages d’archives, actualisés de commentaires pédagogiques. Si leurs propos et leurs buts sont bien différents, les récents succès des films de fiction autour d’Yves Saint Laurent, pourraient bien également rentrer dans cette comptabilité griffée couture.
La mode au musée
La soif d’un large public pour la mode sous l’angle culturel ne se contente d’ailleurs pas des films documentaires. Les expositions de mode sont également devenues des événements. Même si les cohortes de visiteurs qu’on voit patienter en longues files d’attente devant ces manifestations spécialisées sont rarement consommatrices de création – hors parfums ou accessoires –, qui aurait imaginé hier encore voir des foules aussi fascinées par le luxe et la mode ? Ce n’est peut-être pas un hasard si la première des grandes rétrospectives à avoir attiré un large public, au-delà de la sphère mode, était consacrée à Yves Saint Laurent. Et organisée par Diana Vreeland justement, à New York en 1983. À partir du Metropolitan Museum of Art, son succès avait résonné dans le monde entier. Trente ans plus tard, les expositions monographiques consacrées à des créateurs se multiplient. Depuis 2011, où elle a été créée à Montréal par Nathalie Bondil au musée des Beaux-Arts, l’exposition “Jean Paul Gaultier”, aussi ludique que la personnalité du créateur, a réuni plus de 1,4 million de visiteurs avant même d’arriver au sein des galeries du Grand Palais à Paris (jusqu’au 3 août). Son périple l’a en effet menée en neuf étapes de Dallas à San Francisco, en passant par Madrid ou Rotterdam, des villes toutes aussi enthousiastes face au talent du couturier et à sa mise en scène contemporaine. L’exposition consacrée à l’œuvre sombre d’Alexander McQueen avait elle aussi attiré 660 000 visiteurs lorsqu’elle a été produite au Met de New York en 2011. Ce qui en faisait la huitième exposition la plus vue au sein de ce musée. Actuellement à Londres, au Victoria & Albert Museum (jusqu’au 2 août) “Savage Beauty” est une version plus complète du testament du créateur qui mit fin à ses jours en 2010. Avant même son ouverture londonienne, 70 000 futurs visiteurs avaient déjà réservé leur billet d’entrée. Et là aussi, les files d’attente s’allongent, afin d’assister à cette mise en scène spectaculaire, musicale, testamentaire et dark à souhait, d’un talent définitivement à sa place au musée. Il est vrai que l’exposition “David Bowie Is” – ressentie également comme un condensé de styles par le public – avait réuni plus de 300 000 visiteurs au V&A à Londres lors de sa création en 2013. Après un périple qui l’a menée de São Paulo à Berlin en passant par Chicago, cette accumulation de musiques et de modes hyper-scénarisées, mais également chargées d’émotions, a continué à attirer un large public à Paris dans le cadre de la nouvelle Philharmonie.
Une mise en valeur des savoir-faire
![Lanvin](http://lofficielmode.com/wp-content/uploads/2015/06/Lanvin.jpg)
Davantage centrée sur l’aspect créatif de la mode au sens strict, le constat a été aussi brillant pour l’exposition de Pamela Golbin consacrée à Dries Van Noten, “Inspirations”, l’année dernière au musée des Arts Décoratifs : 160 000 visiteurs s’y sont succédé en huit mois, avant de partir à Anvers. Actuellement, la divine exposition “Jeanne Lanvin” organisée par Olivier Saillard dans l’espace restreint du Palais Galliera (jusqu’au 23 août) fait également carton plein, affichant 45 000 visiteurs en à peine cinq semaines d’ouverture – à la date de cette enquête. Le record de la démonstration “Les Années 50”, de l’année dernière en ces murs fraîchement restaurés, avec plus de 155 000 visiteurs, pourrait ainsi être battu. Aujourd’hui, même les expositions très pointues, mettant en relief un savoir-faire précis, font le plein. Comme celle consacrée à la jeune créatrice d’avant-garde Iris Van Herpen, organisée l’année dernière à La Citée Internationale de la Dentelle de Calais : 21 000 visiteurs en onze mois. Oui, à Calais ! Et la généreuse, mais néanmoins érudite exposition consacrée aux boutons, “Déboutonner la mode”, aux Arts Décoratifs à Paris, inaugurée en février dernier, a déjà réuni plus de 35 000 visiteurs (les neuf premières semaines). Des scores révélateurs qui seront, n’en doutons pas, vite dépassés par “Modemethode”, l’exposition organisée par Lady Amanda Harlech autour de la carrière prolifique de son ami Karl Lagerfeld, au Bundeskunsthalle de Bonn (jusqu’au 13 septembre). Ainsi, là où les vestiaires créatifs peinent à se vendre, du moins dans la Vieille Europe, la dimension culturelle de la mode n’aura jamais été si prisée. Comment ne pas y voir un signe positif pour l’avenir de ce secteur et de la société en général ? Comme nous le signalait justement Pierre Bergé en 2005, à l’occasion d’un projet d’exposition YSL à Saint-Pétersbourg : “Je suis un homme de gauche et athée. Ce sont des femmes et des hommes comme moi qui ont vidé les églises et rempli les musées. Peut-être que la culture est devenue une nouvelle religion. Mais lorsque les vraies religions se présentent comme aujourd’hui sous leur jour le plus néfaste, on ne peut que s’en réjouir !” “Dior et moi”, de Frédéric Tcheng, en salles en juillet. www.diorandimovie.com
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